Sur les rives du lac Léman, la grisaille hivernale s’accroche depuis plusieurs semaines, s’affranchissant des limites entre ciel et eau et faisant disparaître le lac dans un vaste paysage monochrome. A Ballaison, village surplombant le lac, nous sommes aux premières loges pour observer les variations climatiques se reflétant dans le lac tout au long de l’année. Après avoir sillonné la Bourgogne, terre de ses origines, c’est ici que Dominique Lucas s’est installé il y a une dizaine d’années pour créer Les Vignes de Paradis et produire des vins fidèles à ses exigences et à son éthique.

Je sonne. La voix de Dominique Lucas résonne dans le caveau : « Entrez ! », puis il apparaît sur le seuil de la porte. Alors que j’arrive au domaine, il fait quelques prélèvements sur les vins en cours d’élevage et goûte également les 2016 dont certaines cuvées avaient connu une phase de réduction inattendue lors de la mise. En cette fin d’année, il revient de Paris où il participait au salon des vins en biodynamie, Vignerons en Seine, avant de s’absenter quelques temps aux Etats-Unis où il se rend fréquemment et il veut s’assurer que tout soit en place durant son absence.

Avant d’entrer au caveau et que la nuit ne tombe, nous évoquons rapidement les parcelles en contrebas du domaine, du sauvignon blanc planté il y a quelques années. Car Dominique Lucas a rapidement fait le choix de travailler en dehors de toute chapelle, il est donc sorti naturellement des appellations locales en 2014 pour travailler comme il l’entend. A force de travail sur les terroirs lémaniques, il a réussi à aller chercher une expression inédite du chasselas mais il s’autorise également d’explorer le pinot gris, le chenin, le savagnin ou encore le chardonnay. Le tout dans un esprit défricheur comme sur les rives helvétiques du Léman où plusieurs dizaines de cépages sont autorisés au sein d’une même appellation. « Je me suis rapidement aperçu qu’en Suisse où je suis les vinifications (au domaine Château L’Evêque, à Jussy, NDLR), ces cépages s’acclimatent plutôt bien. De plus, nombre d’entre eux poussent bien plus au Nord, alors pourquoi pas sur les rives du Léman, en Haute-Savoie. »

Au sujet des vignes et des parcelles réparties sur le secteur, Dominique me parle de la pression foncière : « Ici, sur les coteaux les mieux exposés, le prix du terrain constructible est à 400 euros le mètre carré en moyenne. » Cette exposition très prisée, avec vue sur lac, engendre une forte attractivité touristique doublée du pouvoir d’achat élevé des travailleurs frontaliers. Pas question pour Dominique Lucas d’être propriétaire, alors il loue des terres en espérant qu’elles restent agricoles encore suffisamment longtemps pour poursuivre son travail sur les sols et l’expression des différents terroirs lacustres. Il n’est pas rare que des propriétaires terriens et d’autres viticulteurs préfèrent arracher la vigne en espérant passer leurs terrains constructibles et en augmenter ainsi considérablement la valeur. Cela agace profondément Dominique Lucas, originaire d’un coin de Bourgogne où la vigne est bien plus respectée.

Au chai, vins naturels et travail sur les énergies

A la tombée de la nuit, précoce en cette fin d’année, nous poursuivons notre discussion au chai où s’accumulent de drôles de contenants dans lesquels sont vinifiées et élevées les différentes cuvées des Vignes de Paradis (une vingtaine en tout). Les choix de vinification pour chacune de ces cuvées restent sensiblement les mêmes depuis 2009. Ce qui permet de constater la belle évolution, millésime après millésime, de tous les vins du domaine et de juger de l’expérience acquise au fil des années.

Dans le chai, point de cuve en inox. « Un vin, il faut que ça respire ! Je choisi uniquement des contenants qui favorisent l’échange naturel entre l’air ambiant et le contenu. » Seuls des œufs en béton, des amphores et des demi-muids sont utilisés. Les élevages sont plutôt courts, de 7 à 12 mois maximum et toujours sur lies. Les œufs en béton restent le contenant de prédilection de Dominique Lucas. Leur forme induit un rayonnement énergétique plus intense et assure un mouvement régulier du liquide à l’intérieur de l’œuf, nourrissant les énergies du vin, lui transmettant finesse, équilibre et discrétion. Le chai abrite une douzaine d’œufs où sont vinifiés, entre autres, le chardonnay et le chasselas. Ces œufs cohabitent avec quelques demi-muids bourguignons dont une partie a été revendue suite à la petite vendange en 2017, réduite de 50 %. Il est en effet préférable de les revendre plutôt que de garder des contenants déjà utilisés, vides pendant plusieurs saisons au risque de les voir se dégrader. Il y a ensuite quelques grandes amphores en terre cuite faites à la main par un artisan dans l’Yonne, près de Chablis, à la demande du vigneron et dont un pourcentage de matériaux est issu des terroirs locaux. Ces pièces uniques abritent le chasselas qui donnera des vins vibrants, droits et plein de fraîcheur. Enfin, un contenant rare, voir unique : une pyramide dont est extrait la cuvée Kheops, un 100% chardonnay. La pyramide est une reproduction au 1/100e de la pyramide de Kheops réalisée, comme tous les contenants ici, selon les règles du nombre d’or. Egalement construite en grande partie à base matériaux locaux (sable, graviers, etc.), elle totalise un volume de 500 litres et a nécessité deux années de recherche et de développement !

Dominique est un observateur attentif du végétal, intuitif et passionné par le travail sur les énergies, à la vigne comme au chai, l’idée de cette pyramide de vinification lui est venue lors d’un séjour en Italie. Dans un centre thermal, une pyramide à taille humaine en marbre de Carrare était disposée au milieu d’une pièce. On pouvait y entrer, s’y installer pour se relaxer. Il tente l’expérience… qui durera bien plus longtemps qu’il ne l’imaginait ! « En fait, je ne voulais plus en sortir tellement j’y étais bien, apaisé. » Suite à cette expérience puis à la rencontre fortuite d’un ancien ingénieur du CERN (Organisation européenne pour la recherche nucléaire), devenu ami suite à cette aventure, Dominique se lancera dans le projet de créer une pyramide de vinification. Bien évidemment, le contenant ne modifie en rien les qualités organoleptiques du vin, mais « le vin vous fout les poils ! Il est hautement énergétique, il entre en résonance avec celui qui le boit ! ». Sans parler d’un potentiel de garde prometteur.

Pendant que le vin travaille en silence dans ces beaux contenants, il bénéficie d’une température de cave stable, à 14°C. La fermentation se déroule sans heurt et en musique, plusieurs heures par jour. Quelques fois, des musiciens viennent également jouer au chai pour remplir le lieu des belles vibrations de leurs accords. Les fermentations à froid sont relativement longues pour permettre une expression optimale du raisin et de son terroir tout en respectant le fruit. Il va sans dire que Dominique Lucas conduit ses vinifications sans intrant, chaptalisation ou tout autre intervention qui brusquerait le processus. Les levures sont indigènes et le soufre tenu à son minimum, voir absent de certaines cuvées.

En ce moment, c’est plus compliqué avec Les Vins du Léman, une quinzaine d’hectares de vignes en fermage sur le terroir de Crépy où il s’applique à travailler comme aux Vignes de Paradis. Le challenge est de taille. Les vignes reviennent de loin, plusieurs années en conventionnel, des sols bloqués qu’il faut faire revivre pour retrouver le potentiel des terroirs lémaniques. En cave, les températures sont bien plus élevées pour accompagner des fermentations parfois hasardeuses. Mais l’expérience de Dominique Lucas et un travail attentionné portent déjà leurs résultats avec une très belle Quintessence de Chasselas.

Se mettre en résonance avec la vigne

Aux Vignes de Paradis, le travail est basé sur l’observation et la compréhension de la nature, du vivant, et cela fait plus de 20 ans que Dominique pratique de la sorte. Le geste est juste et les interventions tenues à leur minimum. Les sols sont travaillés sous le rang et l’herbe dans l’inter-rang n’est pas coupée mais aplatie, « roulée », pour reprendre son expression. On reconnaît bien les parcelles des Vigne de Paradis, à hauteur d’homme : après la taille d’hiver, la vigne n’est plus taillée jusqu’à la vendange suivante mais simplement guidée sur son rang. « La vigne n’est pas un porte raisins. » En cela, Dominique Lucas rejoint la démarche de Stefano Bellotti dans le Piémont. La vigne est connectée aux énergies du cosmos et la tailler trop fréquemment, c’est entraver la communication du végétal avec son environnement au risque de créer des déséquilibres laissant émerger les maladies. Le labour se fait avec un cheval que Dominique Lucas aimerait intégrer au domaine sans passer par un prestataire externe pour gérer au mieux ce travail à la vigne. Le domaine n’est pas certifié en biodynamie (Demeter ou autres) car les frais impliqués dans la labellisation sont trop élevés selon le vigneron qui peut se passer de certification. La biodynamie est cependant le mode cultural choisi depuis le début : aucun traitement chimique mais des préparations organiques agrémentées d’herbes cueillies en montagne et d’huiles essentielles afin de favoriser la vie microbienne des sols et l’enracinement profond de la vigne afin d’aller chercher l’identité des terroirs lémaniques.

Fort de son expérience, Dominique Lucas sait mixer les savoirs sensibles et intellectuels afin d’obtenir les meilleurs résultats. « Je ne sais pas faire de vin. Alors autant avoir de beaux raisins pour que le vin se fasse et que je puisse l’accompagner dans les meilleures conditions. » Ainsi, la vendange se fait le plus souvent en trois passages pour garantir la qualité et la maturité des raisins apportés à la cave. Régulièrement sollicité par de jeunes aspirants vignerons qui souhaitent venir travailler avec lui pour apprendre à faire du vin, il me fait part de l’échange avec certains d’entre eux : « – Tu as une paire de bottes ? – Euh, oui. – Très bien, amène-les, on va aller à la vigne. – Je veux faire du vin, pas travailler à la vigne ! – Le vin se fait à la vigne, alors tu es intéressé ou pas ? » La plupart d’entre-deux passeront leur chemin pour aller gagner la maturité nécessaire pour sortir du schéma de l’œnologue-apprenti chimiste, pur produit des années 70, ayant conduit à de trop nombreuses dérives dans la vinification.

Enfin, l’hiver, les moutons pâturent paisiblement dans les vignes où ils ont élu domicile pour la saison. Selon les parcelles, Dominique leur a installé soit un cabanon paillé ou bien un chemin clôturé pour rentrer à l’abris au chaud. Avant d’être déplacés en prairie aux premiers jours du printemps, ils profitent souvent des infusions de plantes pulvérisées dans les vignes à la surprise du voisinage… Et si ces infusions amélioraient également la qualité de leur laine !

La Bourgogne, la fin d’une histoire ?

Il ne reste que quelques arpents de la vigne familiale en Bourgogne, autour de Pommard, dont a hérité Dominique en 2010 suite au décès de son père. A partir de 2011, il partage son temps entre Haute-Savoie et Bourgogne, épaulé par une équipe consciencieuse, mais depuis 2013, les aléas climatiques ont eu raison des millésimes successifs et Dominique souhaite aujourd’hui se concentrer sur le travail viticole en Haute-Savoie sur Les Vignes de Paradis et Les Vins du Léman. Maintenir le domaine en Bourgogne sans pouvoir produire de vin n’est plus viable et il devra probablement se séparer de ses 2 hectares dans les années à venir. Donc, si vous avez encore des bouteilles d’une des cinq cuvées produites en Bourgogne, appréciez-les à leur juste valeur, ce seront des moments uniques !

Des vins fins d’une grande personnalité

Pureté. Un mot qui revient souvent dans la bouche de Dominique lors de notre discussion. Vigneron exigeant, il poursuit une quête d’harmonie avec la nature en produisant des vins droits et élégants. C’est pour lui l’élément central d’un travail de qualité, d’une vigne bien conduite en biodynamie. Faire ressortir l’essence d’un terroir afin de mieux le comprendre au fil des millésimes et des saisons.

Les vins des Vignes de Paradis sont présents dans le monde entier, sur de belles tables comme Noma à Copenhague, avec bouteilles numérotées. L’ensemble de la production rencontre un succès constant et est écoulé en quelques mois. Les Vins du Léman, travaillés selon la même démarche avec tout autant d’exigence, permettront d’avoir accès au travail de Dominique Lucas à des prix plus doux.

Dégustation

Un petit coin de Paradis, 2016

Cuvée plaisir du domaine, un 100% Chasselas issus de vigne en bas de parcelle, au pied du Léman. Elevé sous bois, c’est un vin gourmand qui n’empêche pas la garde. Les premiers millésimes du domaine sont fabuleux ! – 13 euros au domaine.

1515, 2016

Tout comme le Pinot gris du domaine, un vin plus ample que les autres cuvées, qui garde néanmoins une bonne persistance avec des notes anisées. Un vin à accompagner de fromages affinés. – 15 euros au domaine.

C de Marin, 2016

Un chasselas issu des terroirs de la commune de Marin. Belle maturité qui procure beaucoup de plaisir. Particulièrement frais et digeste, il est à réserver pour les beaux produits de la mer. – 16 euros au domaine.

Un matin face au lac, 2016

Même terroir que Un petit coin de paradis mais sur le haut de parcelle, avec une vue surplombant le bassin lémanique, face au Jura. Le vin de cette cuvée est issu d’un élevage en amphores et cuves ovoïdes. En bouteille, un vin qui illustre bien le travail de Dominique Lucas : harmonieux, élégant, aérien, légèrement salin sur la finale. Très bel équilibre tout en tension. Demande encore un peu de patience avant de s’exprimer pleinement. Assurément mon vin préféré du domaine ! – 16 euros au domaine.

Chardonnay, 2016

Le Chardonnay se plait fort bien sous ces latitudes. Serait-ce aussi l’effet de sols constitués de moraine dans cette région alpine ? En tout cas, il nous surprend avec une expression aromatique étincelante. Un vin à la fois vif et complexe. Une jolie réussite. – 15 euros au domaine.

Les Vignes de Paradis
Dominique Lucas

167 route de Crépy
Marcorens
74140 Ballaison

Tél. : 04 50 94 31 03
Mobile : 06 33 81 99 35
Courriel : lesvignesdeparadis@orange.fr

www.les-vignes-de-paradis.fr