« Cet espace indéfini où la solitude se fait parfois pesante… »

Octobre 2018. Les vendanges touchent à leur fin dans le vignoble savoyard, on rentre à la cave les derniers raisins de ce millésime d’anthologie. J’emprunte les routes sinueuses qui grimpent entre les vignes et mènent à un village figé dans le temps fait de vieilles pierres et de ruelles étroites où l’on peine à se faufiler.

J’ai rendez-vous avec une jeune vigneronne dont les vins commencent doucement à se faire une place sur de jolies tables locales. Dans une dynamique de changement, elle doit aujourd’hui concilier ses aspirations personnelles pour une viticulture au plus près de la nature avec l’héritage d’une viticulture conventionnelle. Une rencontre fort instructive qui m’a plongé dans une réflexion sur notre engagement collectif à soutenir de jeunes vignerons qui succèdent à leurs parents à franchir le cap de la conversion vers une viticulture saine, qu’elle soit biologique ou biodynamique, pour que cet héritage de pratiques révolues puisse être enfin remis en question.

Le jour de notre rencontre, cette trentenaire souriante m’accueille sous un soleil radieux. Ce soleil intense, même au cœur du mois d’octobre, ne quitte plus les coteaux savoyards depuis le début de l’été. Il y a encore beaucoup de travail au chai, car ici comme ailleurs, les fermentations prennent leur temps sur ce millésime solaire. Mais elle me présente ses vins avec beaucoup de patience, d’attention et de délicatesse. Nous goûtons ses 6 cuvées, produites à l’ombre du Mont Granier, où les éboulis calcaires reposent sur les moraines glacières suite à l’effondrement d’un pan de la montagne au 13e siècle. Cet événement tragique et inattendu a sculpté cette forme si particulière, constituée d’une falaise de 700 mètres qui domine la vallée. Un terroir de moyenne montagne unique où la vigne peut s’épanouir depuis le 16e siècle. Une aire géographique mieux connue sous l’appellation des Abymes de Myans.

Aujourd’hui, cette jeune vigneronne hérite donc d’un passif en agriculture conventionnelle sur 5 hectares, pratiquée au domaine depuis l’après-guerre. Des gestes inscrits dans le patrimoine familial depuis trois générations et qu’il est aujourd’hui difficile de remettre en question. Pourtant, des choix personnels émergent. La chimie en viticulture a montré ses limites et cette jeune vigneronne l’a bien compris. Ses choix vont donc dans le sens de la biodiversité et du terroir : essais d’enherbement sur certaines parcelles, observation du climat et des saisons pour intervenir le mieux (et le moins) possible à la vigne et ainsi réduire les traitements de cuivre et de soufre, des rendements modérés et un intérêt grandissant, à la vigne comme au chai, pour le travail selon le calendrier lunaire. Les vendanges sont encore mécaniques sur 80% du domaine, les levures, commerciales, et les vins, légèrement chaptalisés, car la moitié des vins élevés ne sont pas mis en bouteille au domaine mais revendus à un négociant local.

Je dois avouer que j’ai instinctivement des aprioris sur ces méthodes de viticulture, qui contraignent l’expression d’un terroir, des saisons, des cépages. Mais après m’être entretenu avec cette vigneronne, avoir pris le temps de saisir ses orientations, avoir déambulé dans ses vignes, puis goûté ses vins, j’ai pu comprendre l’ampleur de son engagement et de ses intuitions, saisir cette sensibilité faite d’observation de la vigne, de la nature et d’écoute des rythmes du vin. Une délicatesse qui apparait déjà en filigrane dans ses vins.

Contre toute attente, des qualités organoleptiques inattendues sont perceptibles dans ces blancs élégants : sur une vieille parcelle d’Altesse avec une forte densité de pieds et des rangs serrés, à l’abri des traitements chimiques et de la récolte mécanique « parce que les machines n’ont jamais pu y passer », une cuvée singulière a vu le jour : Phantasia. Précis, vif et minéral, Ce vin donne soudain une idée du potentiel de cette vigneronne et de ses terroirs.

Pourtant, son cheminement n’est pas facile et l’on sent poindre par moment une forme de solitude. Consciente des limites de l’agriculture conventionnelle mais pas encore en conversion vers l’agrobiologie, cette vigneronne occupe un espace indéfini, une zone où beaucoup de jeunes vignerons héritiers se retrouvent aujourd’hui. Souvent délaissés par les pouvoirs publiques (l’allocation des subventions pour la conversion vers l’agriculture biologique reste précaire), ils doivent composer avec la rudesse de ces phases de transition, inconfortables, où le soutien extérieur pour poursuivre est pourtant essentiel.

Parfois jugée par son père quand elle évoque l’envie de revenir au labour à cheval : « Si tu prends un cheval, ne me demande plus rien sur le domaine. ».  Il est impensable pour cet homme de revenir à des pratiques anciennes, pourtant vertueuses, qu’il voit comme un retour en arrière. Dans un même temps, et malgré un travail qui va dans le sens de la nature, elle ne sent que trop peu de bienveillance à son égard de la part de ses interlocuteurs sur les salons : les questions récurrentes sur l’utilisation des levures, des sulfites ou encore de la chaptalisation participent à structurer l’imaginaire collectif et construire des aprioris sur des vins et des vignerons. Il faut aussi écouter ces vignerons pour mieux comprendre leur cheminement et les choix qui les guident progressivement vers l’agrobiologie. Et les suivre en achetant, par exemple,  leurs vins dans ces courageuses phases de transition, souvent longues et périlleuses.

Au pied des Alpes, avec une forme de ténacité tout en délicatesse que cette vigneronne applique au quotidien dans son travail, les pratiques au domaine vont évoluer. En fait, elles changent déjà significativement. Et ce travail nourrit des vins qui exprimeront plus encore un lieu et un climat dans les années à venir. Ah oui, le nom de cette jeune vigneronne ? Julie Portaz.


Domaine de l’Épervière
Julie Portaz

75 rue de la crapautière

38530 Chapareillan

Tél. : 04 76 45 24 22